LES CHEMINS DE DAMAS (2/5)
…où comment une immersion au cœur des souks de la capitale syrienne se transforme, peu à peu, en errance à la fois géographique et intérieure. Avec, comme fil d’Ariane, une seule question : est-il possible de se trouver ?
« Berceau de l'humanité », « foyer de civilisation », « aube de l'histoire », « carrefour des mondes »... La liste des expressions semble inépuisable au moment de fouler la terre syrienne, dont les origines se perdent dans la nuit des temps. Le pays a beau mettre beaucoup d'énergie à entretenir sa mauvaise réputation internationale, la simple évocation de son nom injecte forcément, dans l'imaginaire du voyageur, cette promesse d'errance, de flottement, de chamboulement des sens et d'envoûtement propre à l'Orient millénaire. Senteurs d'épices et d'encens, vapeurs de hammam et de narguilé, bercement des chants aux heures de prières, paysage féérique de minarets, dômes, souks, palais, caravansérail dégringolant en cascade le long des pentes...Autant d'élément paraissant sortis d'un récit des Mille et une nuits (mais bien présents ici), qui immergent d'emblée dans une vie vaguement parallèle avant même d'y avoir posé un pied. Le premier alphabet, la première note de musique, le premier village agricole, les premiers traités de physique et d'astronomie sont nés ici (explique mon guide) et c'est comme si ce passé millénaire imprégnait chaque particule d'atmosphère, comme pour signaler au voyageur qu'en s'immergeant ici, il fusionnera avec l'histoire et pourra - tout comme les vieux souks surgissent des quartiers modernes - révéler lui aussi une part cachée de lui même...
Bien évidemment, il ne faut pas s'attendre à capter d'emblée ces sensations diffuses, flottant dans l'atmosphère telles des bulles de savon. Comme toutes les grandes villes d'Orient, Damas ne se laisse pas découvrir au premier abord. Il faut, au préalable, franchir son triste corset de modernité bétonnée et standardisée, composé d'immeubles sans charme, de bâtiments administratifs « staliniens », de buildings en construction et du réseau tentaculaire de routes, viaducs et avenues encombrées que l'on ne traverse qu'en empruntant les passerelles disgracieuses qui défigurent la chaussée... Il faut, ensuite, s'imprégner de la mosaïque de quartiers s'étalant jusqu'au pieds des dunes encerclant la ville comme un écrin (n'oublions pas que nous sommes en plein désert), se perdre dans l'entrelacs des ruelles minuscules qui prennent peu à peu le pas sur les autoroutes urbaines, grimper courageusement (et sous la neige, en ce qui me concerne) sur les pentes abruptes du mont Kassioum (la colline qui surplombe la ville) pour découvrir ces quartiers brusquement émergés au fil des vagues d'immigration successives (kurdes, palestiniens, réfugiés du Golan...), où la gentillesse des habitants n'a d'égal que la splendeur de la vue sur l'immense cité. Alors, seulement, Damas se dévoile, révèle ses charmes millénaires, envahit votre esprit de son atmosphère tranquille et semble ouvrir naturellement au voyageur les portes de son cœur historique, lové au milieu des remparts en ruine.
Bienvenue dans les souks du vieux Damas, réseau dense d'allées couvertes, illuminés de dizaines de rayons solaires perforant les toits sombres, agglutinés autour du cœur vivant de la ville que constitue l'envoûtante Mosquée des Omeyyades, peut être la plus belle du Moyen Orient.
Pénétrer dans ce dédale de chemins entrelacés, c'est d'abord s'offrir une formidable reconnexion au réel. Odeurs d'épices et d'encens, senteurs sucrées de fruits, pâtisseries, sucreries et autres friandises colorées. Brouhaha démesuré mêlant cris des vendeurs, vrombissement des moteurs, battement des pas et chants descendant des nombreuses mosquées. Vision féerique des mille et un tissus, draps, soieries, tapis, vêtements, bijoux qui interpellent le regard dans un bombardement éclatant de couleurs et de vie. Activité bouillonnante de mille et un vendeurs, porteurs, livreurs, acheteurs, ravitailleurs de thé, de denrées, de tout... Le cœur de Damas semble offrir un déluge de sensations qui, pour être bien réelles, n'en constituent pas moins de formidables combustibles à l'imaginaire.
Nul besoin de plan par ici. Il faut au contraire accepter de se perdre, d'emprunter d'autres trajets que les allées principales, bifurquer dans les impasses sombres au bout desquels il n'est pas rare de découvrir une mosquée de quartier, un caravansérail historique, un hammam vaguement intemporel ou un simple café que la poussière semble avoir préservé des ravages du temps. Au fil des pas, des détours et des retours, des passages et des impasses, c'est comme si l'orientation finissait par se confondre avec l'intuition, faisant émerger comme une vague « intelligence de l'instant » : ici, une discussion houleuse entre vendeurs et acheteurs virant à un mélodieux pugilat verbal; là, une camionnette de livraison coincée au milieu de la foule, provoquant un attroupement la prenant plus encore au piège. Là encore, l'immobilité d'un vieux vendeur d'arachides, le regard perdu dans une autre dimension, terminant sa prière au fond du magasin. Et tous ces contrastes saisissants qui, de la femme en bourka noire portant des ray-ban à l'homme en Keffieh scotché à son téléphone portable, signalent un mélange assumé de tradition et de modernité.
Alors, progressivement, je comprends que ce lieu de commerce et d'échange est aussi un lieu où, progressivement, on se change... Je comprends que ce labyrinthe là, loin d'être un obstacle à ma progression, constitue au contraire un lieu de passage et - comme l'aéroport évoqué dans mon précédent carnet - une brèche entre 2 mondes, presque entre deux « moi ». Je comprends que ces « chemins de Damas » - ces trajets sinueux faits de détours, d'impasses, de retours en arrière et de va-et-vient - tracent pourtant la route la plus pure, la plus limpide et la plus directe vers moi. Avancer, reculer, accélérer, ralentir, tourner, revenir en arrière, retourner sur ses pas...N'est-ce pas là, pour tous, le symbole d'une vie qui se cherche, d'une personnalité qui se construit, d'une identité qui se forge ? Quelque chose semble surgir de ces mille et un détours, comme si ce labyrinthe de ruelles entremêlées reflétait ma propre complexité, dans un improbable cheminement chaotique qui expliquerait mes travers, mes querelles, mes contradictions, mes conflits intérieurs, en un mot ma difficulté d'être.
Au terme de cette errance qui semble ne jamais s'achever, on débouche pourtant par hasard au pied de hautes enceintes rehaussées de minarets, un peu comme on parvient au centre de soi-même au terme d'une longue réflexion. Voici la mosquée des Omeyyades, merveilleux édifice, cœur d'une ville qu'irriguent les mille et une « veines » marchandes dont on vient de s'extirper.
Mais c'est à l'intérieur que le choc se produit : une immense esplanade, baignée de soleil, entourée de mosaïques et de colonnades, qui vous saisit d'emblée par son ses couleurs ocre comme par son atmosphère paisible et dépouillée. À l'inverse des monuments occidentaux, qui occupent une grande partie de la place qui les « héberge », ici, c'est la place qui semble avoir été intégré dans l'édifice, comme un appel à retrouver son propre espace intérieur et sa sérénité... Formidable lieu de vie, de joie, de rencontre, à l'ambiance familiale, où l'on vient bavarder, faire la sieste, jouer au foot (si, si), rencontrer le voisinage ou simplement achever sa quête d'émotions authentiques, comme une réponse évidente à son besoin d'essentiel. Délicieux moment d'intemporalité, de réflexion, de rêve, où l'on a la sensation simple - mais en fait assez troublante - de ressentir à l'état pur et, finalement, de se connecter enfin à la question essentielle : est-il possible de se trouver ?
Et une fois parvenu à l'une de sorties du souk (évidemment différente de l'entrée par laquelle on y a pénétré), on éprouve qu'une seule envie : se replonger dans cet univers, s'immerger encore dans ce réseau complexe de galeries entremêlées, se perdre de nouveau dans cet entrelacs fascinant de marches, de passages, de ruelles que l'on parcoure alors comme autant de destins que l'on voudrait vivre, comme autant d'existences éphémères où l'insolite, l'intuition, la curiosité, l'enchantement, le goût de la solitude et la sensibilité auraient miraculeusement retrouvés toute leur place dans nos vies.
Comme ces tissus damassés, dans lesquels on introduit des fils d'or pour donner de l'éclat, on ressent furtivement, dans ce labyrinthe qu'est la capitale syrienne, la sensation diffuse de retrouver son vague fil d'Ariane intérieur.
Suite du carnet :
Une oasis dans le désert (3/5)