28 févr. 2008

DE l'AUTRE COTE DES REMPARTS (4/5)


Parcourir la Syrie, c’est se confronter en permanence à l’art de tutoyer les pierres. Dans ce pays vieux comme le monde – une expression qui peut ici s’entendre au sens propre – le moindre coup de pioche fait émerger les vestiges enfouis d’époques riches et multiples, transformant cette terre d’histoire et d’origines en un paradis pour archéologue. Exemple avec le "Krak des chevaliers", impressionnante forteresse du temps des croisades dans laquelle j’ai ressenti un étrange trouble que je tente ici de restituer.


« Ce fût un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d'être promu officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première affectation »…

Il est des lieux qui exhument des fragments de lecture oubliés. En arrivant au pied du "Krak des chevaliers", vieille forteresse endormie du temps des Croisades, me revient brusquement en mémoire cette phrase d'ouverture du "Désert des Tartares". Récit allégorique de l'attente, de l'échec et du temps qui passe, ce roman de Dino Buzzati, dont l'essentiel de l'intrigue a lieu dans un vieux fort oublié, surgit curieusement au cœur d'un voyage où ma perception du temps est déjà pas mal chamboulée, et semble résonner comme un appel à pénétrer dans cet édifice, isolé au sommet d'une colline abrupte.

Pour gagner «la plus impressionnante constructions militaires du Proche-Orient» (dixit le Routard), il faut d'abord effectuer les 3 h de bus depuis Palmyre puis, arrivé dans une grande cité industrielle, s'extirper de la nuée pressante de chauffeurs de taxi pour prendre un transport urbain vous trimbalant jusqu'à l'autre bout de la ville. Là démarre une camionnette bondée dans laquelle vous avez juste le temps de monter et qui, au bout d'une heure, vous dépose au pied d'une côte abrupte qu'il ne vous reste plus qu'à grimper pour, enfin, parvenir à destination…. Alors, seulement, apparait l'édifice gigantesque, sombre masse de pierre aux lignes épurées, méritant sans contestation - compte tenu du trajet pour y parvenir - sa réputation d'imprenabilité forgée par l'histoire…

Pénétrer au cœur de cette construction à la fois puissante et esthétique, c'est se confronter à la sensation glaciale et humide d'un édifice défensif, où tout semble dédié à repousser l'arrivant : pour y rentrer, on emprunte un long chemin vouté, très obscur, un peu comme on franchirait un tunnel entre deux dimensions. Si les abords du monument ne sont guère animés, c'est pourtant une étrange sensation de sérénité qui vous saisit au moment où, ayant longuement tâtonné dans la pénombre, vous débouchez dans la pleine lumière de l'immense cours du château.

Au pied d'une tour carrée dominant l'enceinte (déjà monumentale), on découvre alors, miraculeusement conservés, les « détails » oubliés d'une vie médiévale paraissant comme extirpée d'un lointain imaginaire d'enfant : douves aux eaux stagnantes encerclant une muraille a la hauteur dissuasive, épaisses tours de garde crénelées jalonnant un rigoureux chemin de ronde, fines meurtrières perforant des murs de plus de 5 mètres d'épaisseur, vastes écuries dans lesquelles subsiste encore l'emplacement d'anneaux creusés dans la pierre, profond réservoir approvisionné par un élégant aqueduc, cuisines aux lourdes étagères de pierre dans lesquelles apparaissent des jarres incrustées dans le mortier, salle des chevaliers aux puissants piliers supportant un plafond en voûte, interminable espace de banquet où l'on aperçoit encore les restes d'un puit, d'un four circulaire et, à l'extrémité, d'une dizaine de latrines en alcôves… Autant de traces d'une véritable petite ville fermée, donnant un aperçu de l'ampleur de l'édifice qui, à son apogée, accueilli près de 4000 soldats vivant en quasi autarcie.

Au fil d'une visite alternant l'obscurité des salles humides avec l'éclat des cours inondées de soleil, on imagine aussi le cliquetis des armes, le bruit des armures, la résonance des sabots d'animaux multiples sur le pavé, l'écho lointain du moindre son traversant ces hautes salles gothiques, mais aussi la boue, les odeurs, l'activité incessante, le quotidien perpétuellement renouvelé de ces hommes aux abois, figés dans la longue et absurde attente d'ennemis convoitant cette ultime vigie avancée de l'Occident en terre maure. Alors, progressivement, se matérialise aussi, presque « sous mes yeux », le ressenti monotone d'une poignée de combattants à l'existence ritualisée par les mille et une activités routinières d'une vie de garnison : tours de gardes répétitifs empruntant toujours le même parcours, longues observations immobiles d'un ennemi s'obstinant à demeurer invisible, rondes livrant sans cesse le même spectacle d'une plaine à jamais désertique, relèves à heures fixes rythmant le vide d'une existence passée à attendre...

Au fil de la visite, on imagine alors ces hommes - emmurés dans leur dérisoire phalanstère - figés dans un présent perpétuel et soumis à la terrible conscience du temps qui passe et de la mort qui approche. On visualise les occupants de cet illusoire rempart contre la fuite du temps, espérant sans doute mourir dans un combat glorieux, synonyme de postérité, plutôt que de l'interminable ennui de cette vie absurde. Au fil de mon errance quasi solitaire le long de ces pierres froides, j'ai ressenti comme un étrange sentiment d'écrasement, d'angoisse et de vide (tout l'inverse du ressenti au coeur des souks) me posant la même question que le héros tragique du Désert des Tartares : «Et si tout était une erreur ?». Vie découpée, horaires imposés, contraintes acceptées, routines intégrées au cours normal des choses… Tous ces éléments incrustés dans mon (beau) quotidien mais qui, dans la lumière crue d'un voyage, apparaissent curieusement comme une déconnexion du réel, une fuite hors de soi, un dérivatif facile aux vraies questions de l'existence, un refus obstiné de regarder derrière les remparts d'une vie organisée. Ce n'est pas un hasard si c'est ici que j'ai ressenti le fameux « spleen du voyageur » (que j'éprouve toujours au moins une fois en voyage), ce mélange douloureux de mal du pays, de manque des siens et de conscience terrible du temps qui passe. Ce que Dino Buzzati, dont j'ai maintenant un souvenirs très vif du roman, a traduit par ces mots :

« Cependant, le temps passait, toujours plus rapide. Son rythme silencieux scande la vie, on ne peut s'arrêter, même un seul instant, même pas pour jeter un coup d'oeil en arrière. « Arrête ! Arrête ! » voudrait-on crier. Mais on se rend compte que c'est inutile. Tout s'enfuit, les hommes, les saisons, les nuages. Et il est inutile de s'agripper aux pierres, de se cramponner au sommet d'un quelconque rocher, les doigts fatigués se desserrent, les bras retombent inertes, on est toujours entraîné par ce fleuve qui semble lent, mais qui ne s'arrête jamais »….


Pour la petite histoire, la forteresse, réputée imprenable, finit evidemment par tomber. Elle ne fût vaincue ni par les assauts inlassables d'un puissant ennemi, ni par la force irrésistible d'un tremblement de terre (fréquents par ici) mais par… une simple ruse de cour de récré : pour obtenir la reddition des derniers soldats, le chef des assaillants fit écrire de fausses lettres supposées rédigées par les lointains chefs des résistants du Krak, leur ordonnant de se rendre. Fallait-il que les occupants du château soient si las de leur longue attente, si déshumanisés par leur présent perpétuel, pour accepter de tomber dans un piège aussi gros que les murs qui les "protegaient" ?

Sans doute furent-ils vaincus moins par leur ennemi que par l'envie irrésistible de ressentir – au moins une fois et quitte a en mourir - ce qu’aurait pu être la vie de l’autre côté des remparts…



(Ambiance sonore : "Breendonk corridor" - Planktone - www.soundtransit.nl)

Suite du carnet :

Au carrefour des mondes (5/5)