23 mars 2006

Ô BENARES


Bénarès est une ville à part, un lieu un peu hors du temps. On ne peut y arriver en touriste et "checker" un à un les lieux recommandés par son guide, puis en repartir comme on est venu. Ce serait manquer l’essentiel, passer à coté de ces mille et uns petits riens invisibles qui se ressentent au plus profond de soi. A Bénarès plus qu’ailleurs, il faut se sentir l’âme d’un contemplatif, s’asseoir au bord du Gange pour assister au lever du soleil, contempler des heures entières la vie sur les Ghats (les marches qui descendent vers le fleuve), faire une promenade en barque sans connaître la route, observer le bûcher des crémations transformer en poussière les corps enrobés d’or ou de pourpre, ou encore errer, le soir venu, dans ces petites ruelles sombres et grouillantes, où seules les vaches (nombreuses) semblent avoir découvert le secret de l’immobilité. Alors, seulement, la ville s’offre à vous (mais sans doute est-ce l’inverse…) et insuffle, par imprégnation progressive, cette douce sensation de flotter, de prendre la vie comme elle vient, et d’en retirer la joie infinie d’être là, ici et maintenant.


Dans ce "Triangle des Bermudes mental" qu’est l’Inde, Bénarès semble être le centre de gravité.


La ville se découpe en deux : d’un coté, les rues plus ou moins étroites et surpeuplées, où tout semble se liguer pour chambouler les sens : odeurs d’épices et de cendres (à Delhi, l’air était plutôt sucré), cacophonie interminable de klaxons, sonnettes, cris, grondements de moteurs, mouvement chaotique de véhicules de tous âges qui semblent s’empiler les uns sur les autres, fils électriques qui pendent à une hauteur guère rassurante, troupeaux de chèvres, vaches indolentes, chiens errants, singes bondissants d’un immeuble à l’autre... A Bénarès, on empile sans ordre tout ce que la Création, humaine ou divine, a pu faire naitre depuis des siècles.


Mais sorti de ce magma de matière animale, humaine ou métallique, on débouche presque par hasard sur les bords du Gange, où tout semble s’être arrêté. Une courbe majestueuse qui semble ne pas vouloir disparaître, insuffle soudain en vous un sentiment océanique d’errance et de liberté. Sur les marches, la foule se concentre pour accéder au fleuve, mais la sérénité prédomine, à mille lieux du chaos qui règne quelques dizaines de mètres plus loin. On vient ici prier, d’abord, en se plongeant dans le Gange et en buvant une gorgée de son eau sacrée, puis on fait exactement tout ce que nous, nous faisons dans une salle de bain.


Immense lavoir collectif, le Gange semble ignorer la vénération dont il fait l’objet. Femmes aux saris multicolores, hommes maigres ou bedonnants, dont le seul point commun est d’être moustachus, Sadhous trempant dans le Gange une longue chevelure qui se confond avec les eaux, mais aussi mendiants, rameurs, coiffeurs, barbiers, vendeurs de fleurs, de cartes postales, de tout...Les rives du fleuve livrent un océan de couleurs qui, rapidement, perturbe les sens et pousse à s’interroger. Dans cet amas de scènes et de couleurs, où chaque être semble incarner une façon d’exister, on est soudain poussé vers une interrogation existentielle qui est peut être la raison de venir en Inde : qui suis je quand je suis dépouillé de tous mes rôles sociaux ou familiaux...? On est soudain pris d’une sensation de vertige et, en même temps, un bien-être vaguement océanique vous envahit, heureux de toucher là, quelques questions enfin essentielles...


Le soir, on va encore plus loin en assistant au bucher des crémations. Devant ces cadavres qui brulent, ces membres calcinés par les flammes et écrasés à coups de bambous, on est finalement presque soulagé de voir enfin la mort en face. Voila l’Inde, qui livre sans pudeur à nos yeux le spectacle de tout ce que à quoi nous nous attachons, en occident, à mettre loin de notre regard : mort, souffrance, pauvreté, vieillesse, laideur mais aussi couleurs, beauté, grâce, émerveillement... L'Inde offre le spectacle de l’humanité à l’état brut, sans théâtre d’ombres ni jeu d’apparences et semble nous tendre le miroir de notre propre inconscient...


Brutalement confronté à ses propres limites, détachés de tous ses repères qu'on croyait solides, l’angoisse n’est plus très loin des certitudes, et la lucidité du désenchantement.


Je garderai de la ville, outre ses images colorées dont mes photos, j’espère, donneront un aperçu, un sentiment d’absolu et de petitesse qui me rend la fois euphorique et inquiet. Dialogue entre les petites réalités de ce monde et la sensation d’éternité, mélange du concret et du sacré, du sucré et du salé, de la ville et de la nature (les vaches dans les rues, les singes sur mon balcon...), du faux et du vrai, du oui et du non (secouer la tête ici veut dire à la fois les deux) et, pour finir, du rêve et de la réalité. A l’image du Gange, égout à ciel ouvert où flotte pourtant, de façon palpable, le sentiment du sacré, Bénarès est multiple et mélangée, terrible et magnifique. Devant cette mosaïque, je me sens à la fois puissant et perdu, petit et fort, libre et seul.


C’est tout ce que je suis venu chercher ici : des questions, dont les réponses semblent se livrer à nous, avant de se noyer dans les eaux du fleuves ou de finir en cendres.


Demain, départ pour la campagne indienne, à l’écart des routes touristiques.


Seul au monde...




(Ambiance sonore : "Benares Sound Portrait" - JF. Cavro - www.soundtransit.nl)