21 févr. 2007

LENT TROPIQUE



" Au ciel, il y a le paradis. Sur terre, il y à Hangzhou et Suzhou ". Avec un prélude pareil, l'arrivée dans chacune de ces 2 villes s'annonçait grandiose. D'un côté, Hangzhou, son charme campagnard (les Shanghaien y vont en WE), son lac au coeur de la ville, ses carrés de rizière et autres plantations de thé tout autour. De l'autre, Suzhou, la « ville musée », avec ses vieilles maisons basses, sa vie au bord des canaux et ses jardins - parmi les plus beaux de Chine - classés au patrimoine de l'UNESCO.


Mais tout voyage comporte, tôt ou tard, sa part d'impondérables et de frustrations…. Le Nouvel An provoquant de grosses perturbations dans les transports (nombreux touristes chinois coincées ici, faute de trains disponibles), tout aller-retour express - susceptible de satisfaire un emploi du temps serré - devient proprement utopique. Il m'a donc fallu abandonner Hangzhou, la mort dans l'âme, et reporter tous mes rêves d'évasion sur celle que les explorateurs occidentaux de l'époque ont surnommée la « Venise de l'Orient »....

Après Shanghai, l'entropique, place à Suzhou, lent tropique...

Comme toujours, il ne faut pas s'arrêter aux toutes premières images d'une ville en pleine mutation. Dans le reflet des fenêtres du train se dessinent déjà les zones industrielles, banlieues anonymes et autres tristes paysages d'une occidentalisation menée au pas de course. En ville, les larges avenues à angle droit envahies par la foule, les embouteillages monstres aux heures de pointes et les artères commerçantes - où Mac Do, Haagen Dazs, Pizza Hut et tous leurs équivalents chinois se sont déjà installés - composent le tableau habituel d'une immense cité moderne, en marche accélérée vers le « progrès ». Mon hôtel lui-même est une sorte d'établissement de chaîne issu de la nouvelle économie chinoise, avec personnel en uniforme, accueil en anglais impeccable et tous les services que l'on pourrait attendre, chez nous, d'un quelconque Campanile.

A moins d'une heure de train de Shanghai, Suzhou réclame aussi - et c'est bien naturel - sa part de gâteau capitaliste.

Ce n'est qu'en longeant les canaux que le charme de la ville se dévoile soudainement. A quelques encablures de la cité moderne, le vieux Suzhou - organisé autour d'un réseau de douves navigables - offre au visiteur l'immersion impensable dans les vapeurs d'une autre époque, explosant soudain à travers les mille et une scènes immuables d'une Chine éternelle. C'est un groupe de vieux chinois, jouant aux cartes ou au Mah Jong devant les maisons aux portes restées ouvertes. Ce sont ces pêcheurs immobiles, attendant l'arrivée d'improbables poissons. Ce sont ces vélos à la sonnette facile, longeant les canaux pour disparaître soudain dans les petites ruelles. Ce sont ces artisans, qui avalent un bol de nouilles le long du canal avant d’entamer leur journée. Ce sont ces barques à godille, que des rameurs (ou rameuses) font glisser silencieusement sur les eaux verdâtres, dans lesquelles se reflètent les maisons anciennes. Tout un décor de ville chinoise de l'époque impériale, qu'on dirait figé dans un moule invisible tant il semble miraculeusement préservé des ravages du temps.

Car ce beau décor sert aussi d'écrin aux joyaux naturels de Suzhou : les jardins. Avant même d'y pénétrer, la simple évocation de leur nom constitue déjà, à elle seule, une véritable invitation à la méditation et à la rêverie : jardin du Maître des Filets, jardin de la Forêt du Lion, jardin de l'Humble Administrateur, jardin du Pavillon des Vagues, jardin de la Montagne Etreinte de Beauté,... A se demander si les empereurs chinois de l'époque ne disposaient pas d’une armada de « brain stormers » exclusivement vouée à la recherche de noms poétiques. Vous en voulez encore ? Voici le jardin de l'Harmonie, le jardin du Couple de Retraités, le jardin de la Colline du Tigre, le jardin des Petites Constructions pour les Pas entre des Fleurs... Entre 2 visites de ces fabuleux univers d'harmonieuse végétation, on déambule de l'un à l'autre en cyclo-pousse - encore une résurgence du passé ! - ou même, lorsque c'est possible, en barque à godille, naviguant paisiblement sous les vieux ponts en pierre pour vous amener à destination...

Il serait illusoire de décrire un à un tous les jardins qui, ici, s'offrent au voyageur, tant chacun semble constituer un univers en soi, entièrement façonné par son créateur. La place de chaque pierre, l'orientation du moindre arbuste, la forme de chaque lac, l'architecture du moindre pavillon... Tout semble avoir été pensé puis réalisé fidèlement, selon une logique qui s'offre à nous, pour se fondre ensuite dans un labyrinthe de sentiers se rejoignant pour mieux bifurquer. Galeries en forme de dragon, ponts de pierre serpentant sur les eaux du lac, amoncellement de rochers aux formes les plus fantastiques, pavillons pourpres aux toits prolongés en aile d'hirondelle, lacs remplis de poissons multicolores, labyrinthes de rocailles composant un hallucinant dédale minéral, forets de bonzaïs de toutes tailles se perdant dans une sorte d'infini végétal, portes circulaires débouchant sur d'autres tableaux naturels encore plus fantastiques... Les mots sont faibles à décrire autant d'harmonie et de beauté concentrées en si peu d'espace. On passerait des heures à contempler chaque détail, en s'interrogeant sur la nature du génie créatif (Humain ou Divin ?) qui à pu présider à autant de féerie et de raffinement.

Bien évidemment, il ne faut pas s'attendre à évoluer seul dans ces jardins d'Eden. Si l'enfer est pavé de bonnes intentions, le paradis, lui, est peuplé de multiples visiteurs... Dès l'ouverture des sites (pourtant matinale), des groupes pléthorique de touristes chinois enjoués - menés au sifflet ou au mégaphone - déambulent eux aussi sur des chemins prenant alors soudain des allures de grands boulevards un jour de soldes. Pour en perturber la visite - qu'on rêverait forcement plus tranquille - ces convois joyeux n'en offrent pas moins une rafraîchissante cacophonie conviviale, d’où émerge un impressionnant sens du collectif, loin de l'indiscipline qu'une telle foule peut parfois générer dans nos belles contrées…

Et puis, si l'on souhaite vraiment s'affranchir de ce tourisme de masse, il y a ces quelques jardins qui, pour être moins connus, n'en constituent pas moins de fantastiques echapées du réel... Mon moment préféré à Suzhou restera ainsi - en plus d'une errance matinale le long des canaux brumeux - ces deux bonnes heures dans ce petit coin de verdure que les créateurs (de l'époque des Ming) ont sobrement intitulé « Jardin de la Culture ». Vous trouvez ce nom un peu court ? Moi aussi. J'ai donc décidé de le rebaptiser le « Jardin du Pavillon à thé où de vieux chinois viennent fumer en regardant les poissons serpenter au milieu des pierres »Organisés autour d'un petit lac, les tableaux de ce jardin semblent offrir, en plus dépouillé, un résumé de tous ceux que l'on à pu visiter auparavant. Mais le plus marquant reste cette belle atmosphère de quartier, cette ambiance de bon voisinage qui semble habiter les lieux, essentiellement fréquentés par les gens du coin, personnes âgées savourant simplement le plaisir d'être ensemble, dans une paisible contemplation. Avec, en point culminant, ce magnifique pavillon à thé où - tout en dégustant un bouillant breuvage dans lequel trempent directement les feuilles - l’on observe avec bonheur de vieux chinois venus fumer en regardant les poissons serpenter au milieu des pierres. D'où le nom du jardin...!!!

Sorti de ces véritables aquarelles végétales, on déambule alors au hasard, essayant de se remettre du choc esthétique que peut provoquer la contemplation durable d'une forme de perfection. On débouche alors presque au hasard sur ces rues commerçantes animées, où néons multicolores, enseignes lumineuses et écrans géants complotent soudain pour vous arracher brusquement de votre rêverie. Pendant un court instant, les images se superposent étrangement : Chine qui contemple et Chine qui consomme, Chine qui pense et Chine qui dépense, Chine de l’effort et Chine du confort, Chine éternelle et Chine de l'instant,...

L'impression d'osciller d'un tableau à l'autre, en empruntant de nouveau ces chemins en zigzag que, ivresse des sens aidant, les milles images féeriques de la journée viennent alors égayer.


A Suzhou se vérifie sans cesse ce proverbe chinois, mystérieusement émergé d'une lecture oubliée : « Celui qui plante un jardin plante le bonheur »...



Suite du Carnet : AU COEUR DES TENEBRES (6/7)




(Musique : "Jonques de pêcheurs au crépuscule" - J.M. Jarre - Les concerts en Chine)