1 mai 2005

MATRICE



Paradoxalement, c'est sans doute en marchant que le voyageur parvient à se forger la vision la plus complète d'une grande ville. Dans la démesure des mégapoles et à rebours de leur mouvement incessant, la marche apporte une lenteur, une capacité d'immersion et une sensation d'errance qui, mieux que n'importe quel moyen de transport, ouvre l'esprit à l'âme d'une ville et permet alors d'en appréhender la globalité. Cité démesurée, Hong-Kong ne fait pas exception à la règle : il faut, pour mieux la "ressentir", y errer au hasard, sans but, à l'affut de tout - à commencer par l'inconnu - se laisser happer par une odeur, un son, une image insolite ou un mouvement de foule pour, au final, sentir progressivement l'orientation se confondre avec l'intuition.


Les quelques jours déjà passés ici n'ont fait que confirmer cette impression. Je n’ai pas comptabilisé les kilomètres avalés jusqu’à présent, mais on ne doit plus être loin, tout cumulé, d’un Marseille/Aix aller-retour... Du moins est-ce l’impression que j’ai. Sans la puissance, la vitesse et la commodité des transports, on est réduit qu’à sa minuscule échelle humaine et l’on se rend alors bien compte de la taille de la ville, de la hauteur des buildings, de la densité de la foule et, surtout ici, du confinement dans lequel on se trouve. Quelques moyens de transports néanmoins valent ici le détour : le métro, impeccable, propre et moderne, le bus (2 étages à la londonienne), qui vous emmène a peu près partout, un vieux tramway du début du siècle pour traverser la ville, un autre pour monter en haut du Peak, un escalator géant de 800 m de long mais surtout le « star ferry », un réseau de vieux rafiots verdâtres qui traversent la baie en permanence. La folle activité sur terre se prolonge ainsi sur les eaux. Une « croisière » de 7 mn à peine, mais qui offre un panorama grandiose sur cette ville de géant, pris en sandwich entre les immeubles futuristes de Hong-Kong et les gratte-ciel vieillots de Kowloon.

Je l’ai emprunté hier pour me rendre au point de départ d’une balade organisée par l’office du tourisme. Thème du trek : l’architecture de Hong-Kong. Et il y a de quoi dire par ici… On comprend que la promenade dure trois heures bien tassées. Une balade a la fois horizontale et verticale, puisque nous sommes monté en haut d'un ou deux immeubles pour admirer la vue (hélas toujours voilée par ce brouillard surréaliste). Une balade a la fois extérieure et intérieure, avec alternance du chaud et du froid, passant des hall surclimatisés des buildings les plus célèbres a la fournaise bouillonnante de la ville en ébullition. Un slaloms particulièrement sympathique où les piquets sont des tours de 200 a 350 m de haut, au milieu desquelles on trouve avec surprise des vieux édifices coloniaux anglais, des églises, de la végétation touffue et même quelques magnifiques jardins chinois (avec plantes rares et chutes d’eau) que les architectes ont mis au pied de leurs tours pour les humaniser. Mention toute spéciale a l’immeuble magnifique de la « Bank of China », tige de bambou géante tout en verre en en acier, dessinée par Pei. Comme pour la pyramide du Louvres,on retrouve la déclinaison sur du thème du triangle, mais ici a une toute autre échelle (70 étages !). Pas mal aussi le siège de la HSBC, la banque rivale, sorte de Beaubourg grisâtre avec panneaux solaires et tout un tas de fonctions domotiques hallucinantes. Enfin, les tours du «Lippo Center» ressemblent à deux arbres surmontés par des Koalas. L’architecte australien devait avoir un sacré mal du pays...

Néanmoins, l’immeuble que je préfère ne figurait pas dans la balade. Normal... Il se trouve sur la rive d’en face, à Kowloon. Dans celu-là, pas de formes surréaliste, pas de squelettes d’acier recouvert de verre ou d’aluminium. Pas de quête effrénée d’une hauteur démesurée (le sommet des immeubles les plus élevés est masque par les nuages). Non, celui la est un gros bloc de béton très moche, noirci par la pollution de l’énorme rue a ses pied, qui tente avec difficulté de maintenir debout ses 23 étages constellés de climatisations mal fixées. Vu du bas, on a l’impression que cette tour infernale n’est pas loin de s’écrouler. Evidemment c'est à l’intérieur que la « bête » vaut le détour. Des échoppes, des restos, des magasins minuscules qui vendent de tout, surtout de la babiole technologique et des hôtels ou même moi, je n’ oserais pas descendre. Mais surtout, des hommes en djellaba, des sikhs et leur turban, des moines en robe boudhiste, des femmes en sari, des mamas africaines aux vêtements multicolores. Une sorte d’ONU du tiers monde, un joyeux bordel exotique, une incroyable cour des miracles qui tient de l’auberge espagnole. Il flotte là dedans un parfum d‘Inde qui ne pouvait que m’attirer. Pas une Inde mystique ou spirituelle, mais une Inde populaire, humaine, colorée, qui offre au regard mille et une scène improbables. Ceux qui sont parti la bas comprennent sans doute a quoi je fais allusion. A cette atmosphère unique, indéfinissable, où l’on a l'impression que tout peut arriver, surtout l’imprévu. Quelque chose d’habituellement introuvable ailleurs qu’en Inde, et qui se trouve juste la, dans cet immeuble crasseux... Je n’ai pas manqué de dîner la bas, dans une échoppe indienne, en regardant un bon vieux de «bollywood » qu’une télé de mauvaise qualité diffusait comme pour mieux me replonger dans ce qui me manquait tant.

Aujourd’hui, le programme est simple : improviser. Je commence a avoir vu, grosso modo, tout ce que j avais envisage de voir ici, a part deux ou trois choses qui, tant que persiste le brouillard, n’offrent guère d’intérêt. J’aime ces moments là, où l’on ne sait pas ce qu on va faire ne serait ce que l’instant d’après. Des tranches de vies rares, qui permettent de s’asseoir et d’admirer le flot humain qui passe, de prendre un bus au hasard pour voir ou il vous emmène, de contempler un panorama, d’arpenter des rues que le guide ne cite pas, de flâner dans les boutiques, d’observer les vieux dans un parc, de s’arrêter devant une femme faisant son tai chi matinal, d’entendre des écoliers chinois chanter en passant devant leur école... Bref, de perdre un peu la notion du temps et finalement de toute chose, pour accueillir les émotions qui croisent une route tracée par le hasard. L'impression, tout en marchant, que l'esprit flotte sereinement dans les airs, comme ces rapaces que l'on voit parfois tournoyer au dessus de la ville, tels les derniers vestiges d'une vie sauvage survivant par miracle à un univers ultra-urbanisé.

Je ne suis pas loin de penser ceci : le voyage commence quand on a tout visité.

Demain, départ en ferry pour Macao.

Bon courage a tous et a bientôt.




(Ambiance sonore : "Circulation dense" - C. Deloche - www.soundtransit.nl)