15 févr. 2007

DANS LA GUEULE DU DRAGON


Un aérogare high-tech à la surface démesurée, un train futuriste qui vous expédie en ville à plus de 400 km/h, un métro ultramoderne à la propreté irréprochable, un enchevêtrement sans fin de tours de verre et d’acier, d’immenses périphériques urbains éclairés de néons bleutés, une foule disciplinée semblant obéir à de mystérieux mouvements collectifs mécanisés... Les toutes premières impressions, en débarquant à Shanghai, sont propres à dérouter le plus ouvert des voyageurs. Mes quelques pas hasardés, dès la sortie de l’avion, dans cette immense mégalopole, procurent l’étrange sensation de débarquer sur le plateau d’un film de science-fiction en plein tournage….


Car au choc brut de ces images initiales - qui me fait rapidement prendre le rythme démentiel de la ville - vient rapidement s’ajouter celui des mille et unes impulsions sensorielles sollicitant les sens de toutes parts : bruits de klaxons d’une circulation chaotique, coups de sifflets des policiers tentant de la réguler, avalanche de messages publicitaires (audio et vidéo), cascades d’idéogrammes scintillants (y compris le jour), regard «Big Brother» des publicités géantes recouvrant la façade des buildings, odeurs de viande bouillie mêlée à celle des échappements, réseau dense de fils électriques enchevêtrés, immeubles décrépis - parfois éventrés - supportant difficilement le poids de leurs balcons, constellation de climatiseurs accrochés aux façades comme des ventouses, grondement sourd de milliers de véhicules ayant pris le pas sur les bicyclettes, sirènes de tanker traversant, non loin de la, la rivière Hangpu... Etrange mosaïque d’impressions initiales, qui prend tout de suite à la gorge tout en me laissant la curieuse impression d’évoluer dans un univers familier (hôtel facile à trouver, réseau de transport bien indiqué, sentiment complet de sécurité...), où l’inquiétude, l’aléa et les contraintes seraient purement et simplement abolies par la modernité.


Bienvenue à Shanghai, la ville qui accélère le temps.


On n’arrive pas à Shanghai. On y est projeté ! Dès ma sortie de l’avion, un train à «lévitation magnétique» fait office de seringue géante qui m'injecte immédiatement dans les veines bétonnées du dragon urbain. Pékin à son patrimoine historique, Hongkong son étrange fusion Orient/Occident, Shanghai semble avoir pour elle cette activité incessante et incontrôlable, cette impression de mouvement permanent, cette sensation que la moindre pause vous fait régresser. Quel rythme !


Ici, l’individu n’est rien. C’est la masse qui est tout. On ne jure que par le nombre, le gigantisme, la multitude, la démesure... C’est vrai pour les gratte-ciel qui, où que je me trouve, m'entourent de leurs ombres menaçantes, comme des géants dont je serais à la fois le sujet d’étude et de surveillance. C’est vrai aussi de la foule, qui concrétise ici jusqu’à l’absolu la notion de Groupe. Fascinants courants urbains qui, dans la moindre rue, m'emportent sur leur passage, incroyables coulées de piétons dans lesquelles je n'ai d’autres choix que de me fondre, étrange foule vivante et compacte où chacun tend vers son but, tourbillon infernal de destins indifférents qui s’entrechoquent, farandoles d’existence qui se croisent et s’ignorent... Shanghai est un accélérateur de particules à l’échelle d’une mégapole, un immense jeu vidéo à ciel ouvert, où chacun semble télécommandé par une logique qui se réinvente à chaque pas.


Mais où est donc passé la Chine de mon enfance ? Où se trouvent le Shanghai du Lotus Bleu, celui où l’Occident importait son Opium et ses «Années Folles» ? Où est ce «Paris de l’Orient », avec ses fumeries mystérieuses, ses pousse-pousse pressés, ses clubs et ses tripots enfumés ? Plus près de nous, où est cette Chine « rouge » avec ses nuées de cycliste en vestes bleues à col Mao, ses affiches de propagandes romantiques et ses grandes parades désuètes... ? Disparues, envolées, abolies, éclatées en mille et un morceaux d’une Chine perdue... Cet univers là n’existe plus ici. Ou presque. Pour le trouver, il va falloir aller le chercher très profondément, le déterrer longuement en grattant à mains nues l’acier des buildings, tel un archéologue à la recherche des lointains vestiges d’un monde englouti...


Pourtant, je n'en suis étrangement que peu affecté, noyé comme les autres dans une marée urbaine qui, à bien l’observer, recèle de multiples contrastes qui échappent au premier abord. Selon qu’il s’élève ou s’abaisse, se porte sur la droite ou sur la gauche, mon regard passe vite de l’acier (des immeubles) au bambou (des échafaudage), du futuriste au vétuste, du luxe le plus tapageur (des magasins) au dénuement le plus total (habitations en ruine promises à la démolition), des façades en brique rouge ou grise des années 30 aux parois de verre et d’acier de la ville nouvelle, du doux parfum naturel (marche aux fleurs en pleine ville) aux odeurs d’échappement et de pollution... Vision pixellisée d’un patchwork urbain où coexistent les couches multiples d’une histoire et d’un développement chaotiques.


Enfin, tout comme Tokyo, Shanghai est ce qu’il peut y avoir de plus déroutant pour un occidental avec ses idéogrammes incompréhensibles, ce mouvement incessant, cette désorientation permanente et le fait, naturellement, que personne n’y parle anglais. Et tout au bout d’une journée sans but, à laquelle à précédé une nuit sans sommeil (et, comme à chaque voyage, quelques questions sur l’utilité du départ), je finit par lâcher définitivement prise avec ma rationalité occidentale et à simplement me laisser porter, intégralement aspiré par la foule vous réduisant à l’état d’atome urbain. Vertige absolu d’une errance où la volonté est définitivement abolie et où seule subsiste la conformité à ce qui préexiste ici. Sentiment absolu de perdition (impossibilité de trouver un restaurant, chemin de l’hôtel égaré,...) dans un univers sensoriel devenu définitivement incompréhensible et déroutant. Ecrasé par le chaos, balloté par le mouvement incessant, devenu le jouet permanent du ressac urbain, porté par les courants d’une foule compacte, on finit par échouer, épuisé et vaincu, dans un Starbucks ou un Mac Do quelconque pour tenter de retrouver - en commandant un expresso ou en mordant dans un «cheese» - une sentiment familier, une habitude enfouie, la vague sensation d’effectuer un acte quotidien dont le sens ne vous échappe pas. Défaite ultime de l’auteur de ces lignes, parti assoiffé d’Inconnu et qui, submergé, en est réduit à capituler temporairement dans une oasis standardisée du monde occidental...


Le soir, en retrouvant enfin le chemin de l’hôtel puis en m’endormant, les néons et les mirages de la ville demeureront longtemps en persistance rétinienne.


Et ce matin, enfin reposé, la récompense : la Chine éternelle, sous forme de groupes effectuant leur Tai-chi matinal, de chinois solitaires faisant voler leur cerfs volant, de couples improvisés lancés ensemble dans un éventail de danses allant de la Valse au Tango... Le tout face à la ville nouvelle de Pudong (sorte de La Défense en 10 fois plus grand), vitrine de la Chine du 3ème millénaire. Fascinante confrontation de l’éternité et de la modernité, de la pureté des gestes face à la géométrie des formes, de la lenteur tranquille face au mouvement incessant, du silence méditatif face au grondement urbain que l’on entend au loin...

Dans cette machine à dévorer le temps et l’espace qu’est Shanghai, tout n’a donc pas été définitivement englouti.

Et comme par magie, ce qui hier m’apparaissait comme déroutant devient subitement lisible, car digéré, pour n’en garder que les aspects radieux : le fait d’accepter de ne plus rien comprendre, de prendre comme un confort toutes ces manifestations d’inconnu, ces conversations que je ne saisis pas mais qui finissent par m’envoûter de leur piaillement mélodieux. L’esprit, libéré des mille et un messages parasites du quotidien, affranchi temporairement de ses anciennes responsabilités, s’ouvre alors sans crainte et vagabonde au fil des pas. Il fait gris ce matin et le monde m’appartient...


On peut partir en voyage avec les idées noires (tristesse de quitter les proches) et, au bout d’une nuit blanche, se sentir bien dans la gris d’une ville qui s’apprête à vous livrer ses secrets... Le voyage n’est peut être que le vieux film en Noir et Blanc d’une enfance perdue...


Suite du carnet : LE LOTUS BLEU (2/7)



(Musique : "Souvenirs de Chine" - J.M. Jarre - L'ouverture)