16 févr. 2007

LE LOTUS BLEU



Un voyage débute souvent de la même façon : «accroché» à son guide comme à une bouée de sauvetage, on commence par rechercher instinctivement les "sites-qu'il-ne-faut-surtout-pas-rater", comme autant de repères qui, bénéficiant d'une lecture préalable, sont supposés rassurer dans un univers déroutant... Et puis, soudain, quelque chose vous fait subitement dévier de cette route toute tracée. Ca peut être une rencontre, un son, une odeur, un mouvement à peine perceptible. Peu importe... Ce détail imprévu ouvre alors une brèche qui vous fait brusquement dévier du cours des choses prévisibles pour rentrer dans une autre dimension. A chaque fois, ces instants "charnières" enseignent ceci : Voyager, ce n'est pas arriver, c'est être en chemin...

Pour cette seconde journée à Shanghai, il n'a pas fallu patienter bien longtemps pour croiser ce « détail qui change tout ». Attendant dans le hall de l'hôtel le retour d'un employé serviable (parti chercher une carte de la ville), j'observe avec curiosité un groupe de vieilles photos noirs et blancs servant de déco à l'établissement et retraçant son histoire, datant des années 30. Sur l'une d'elle, un tireur de pousse-pousse se fraye un passage au milieu d'une foule clairsemée, dans un décor d'idéogrammes omniprésents... Cette image, je la reconnait immédiatement : elle évoque une scène similaire dessinée par Hergé dans Le Lotus Bleu, l'album de Tintin considéré comme le plus réaliste de la série... Une de ces images d'enfance que vous conservez en mémoire sans trop savoir pourquoi, et qui n'est sans doute pas étrangère à mon attirance pour l'Orient extrême... Dès lors, impossible de ne pas se laisser « aspirer » par cet appel, résonance venue d'une enfance dont je n'arrive habituellement qu'à faire surgir que très peu de traces... Quelques stations de métro plus tard, me voici dans le quartier de l'ex-Concession Française, l'endroit qui a servi de « décor » au Lotus Bleu...


L'arrivée sur place calme pourtant vite la machine à rêver ! A peine sorti de la station, on débouche sur une artère bondée, envahie (comme partout ici) de voitures bruyantes, d'une foule compacte et de centres commerciaux tapageurs... Quelque chose d'imperceptible (là encore...), pourtant, incite à poursuivre son chemin : au milieu de ce décor ultra-urbain se ressent comme une liberté nouvelle, une légèreté qui vous effleure, une douce sensation d'errance... loin du sentiment d'écrasement décrit dans le précèdent carnet (Shanghai Express). Ce sont les buildings qui, bien qu’omniprésents, desserrent leur étau de matière et se tiennent plus à distance ; ce sont les sonnettes des vélos, plus nombreux, qui prennent peu à peu le pas sur les klaxons des voitures. Ce sont tous ces platanes qui, même sans leur feuillage, jalonnent le trottoir et semblent appartenir à un autre temps. Doucement, la couche moderne de la ville - que l'on croyait indestructible - s’efface pour laisser la place à un autre quartier, comme surgit d'une époque antérieure. Attiré par cette atmosphère, qui achève de vous envoûter, on s'éloigne alors définitivement des grandes artères pour déboucher dans les lilongs, ces petites rues tranquilles et bordées d'arbres, où le temps semble s'être arrêté.

La voilà, cette Chine qui peuple notre imaginaire. Elle émerge de ces maisons basses (pas plus de 2 étages) au style colonial, dont la pierre rouge, jaune ou grise a remplacé le béton. Elle sort de ces petits espaces verts où l'on entend clairement le piaillement des oiseaux. Elle s'affirme dans ces cliquetis de pédaliers, dans ces charrettes trop chargées poussées par des hommes voûtés, dans ces petits commerces qui suggèrent une vie de village, dans ces discussions d'habitants (parfois en robe de chambre) improvisées au pied des maisons, dans ce linge qui pend aux fenêtres et donnerait presque à l'ensemble des airs d'Afrique du Nord. Il flotte ici comme un vague parfum méditerranéen - que vient subitement confirmer un rayon de soleil perçant la grisaille - comme une douce atmosphère de « France des Tropiques », se mêlant intimement au coeur de l'âme chinoise. Pas grand chose à faire, ici, vous l'aurez compris. Tout est à voir, à ressentir. Il faut juste errer au gré de son intuition, apposer sur ces vestiges d'un passé tenace les propres fantasmes de son imagination, les « souvenirs » solidement ancrés d'une Chine mille fois rêvée, flâner au hasard des rues en ayant conscience d'évoluer dans les vapeurs d'un monde perdu, qui subsiste miraculeusement à la standardisation occidentale.

Au hasard de la visite, on croise tout de même, ça et là, quelques « monuments » - les maisons, transformées en musées, d'homme politiques chinois célèbres (Sun Yat Sen, Zhou Enlai...pour ceux qui ont un peu étudié la question) - qui ne valent pas vraiment le détour, si ce n'est leur présence cocasse au beau milieu de cette rêverie. Et là encore, on prend d'un coup conscience d'une autre réalité : ces hauts lieux de la mythologie politique chinoise, pour la plupart communistes, se trouvent aujourd'hui au coeur d'un quartier en phase de « branchisation » avancée, devenu le lieu de rassemblement d'une jeunesse shanghaienne avide de bars, pub et autres loisirs importés d'occident. Boites de nuits, night clubs et restos à la mode constituent aujourd'hui l'essentiel du voisinage bruyant de ces maisons paisibles, autrefois fréquentées clandestinement par ceux qui deviendront les hauts dignitaires du parti. Le comble est atteint avec ce Starbucks, situé à quelques mètres tout juste du bâtiment où s'est tenue la réunion fondatrice du PC chinois, transformé en musée du communisme. Ou comment Mao et l'oOncle Sam sont devenus voisins de palier, dans un paradoxe qui ne semble pourtant gêner personne par ici...

L'errance s'achève par le retour à pied vers le centre moderne et bouillonnant de Shanghai... La lenteur, incarnée ici par la marche, ne m'a jamais semblée aussi précieuse que dans ces univers qui en sont totalement dépourvue. Le plus grand paradoxe de cette ville n'est-il pas de faire retrouver au voyageur la conscience du temps qui passe quand tout, autour de soi, suggère l'accélération et le temps aboli ? Toujours est-il que, la encore, la balade se révèle riche d'enseignements : en s'approchant de nouveau du coeur de la ville, on longe un à un les immenses chantiers, trous béants ou échafaudages gigantesques qui remodèlent le relief urbain. Shanghai est une ville-chrysalide, qui semble se renouveler à chaque instant. En jetant un rapide regard circulaire, on aperçoit dans l'obscurité des dizaines de grues éclairées qui pivotent en permanence au dessus de la ville, tels les tripodes de la « Guerre des Mondes » détruisant froidement tout ce qui existait avant eux. Mouvements rageurs des pelleteuses, grondement sourd des bulldozers, bips stridents des remorques de camions géants... On croirait presque vivre les scènes d'Apocalypse d'un épisode de Terminator, les machines ayant quasiment anéanti toute trace d'humanité. Peu à peu, des quartiers entiers sont rayés de la carte, des immeubles surgissent de terre et plus rien n'est comme avant...



Destruction, reconstruction, élimination, renaissance,... Shanghai décline en accéléré le cycle naturel de la vie, dans une « fureur de vivre » qui lui donne l'illusion de rattraper le temps perdu. Les années Mao ont-elle plongé la ville dans un coma si profond qu'il faille, pour la ressusciter, cet electro-choc ultra-capitaliste qui, sans nuance, bouleverse tout en profondeur ?

Fin de l'errance au coeur de ces « Chantiers de la gloire », et retour dans l'hyper-centre, au milieu de cette foule devenant à chaque pas plus dense, plus compacte et plus anonyme. Sur Nanjing Lu, l'artère commerçante de Shanghai (la rue où il ne fait jamais nuit), je lui appartiens presque, hypnotisé par leurs ombres... Et si c'était ça, l'Opium du peuple ? Une façon de se noyer dans la masse, de s'abandonner à la foule. De se diluer en Elle, se fondre, jusqu'a disparaître... Pour mieux renaître ensuite.

Seul au milieu du nombre, devenu infiniment petit, dépouillé de ses rôles sociaux, arraché à ses plaisirs familiaux, affranchi de toutes ses habitudes rassurantes, on est simplement livré à soi-même, libre et seul, porté par mille euphories mais aussi lesté de lourdes angoisses et d'un doute profond, auxquels on est alors confronté sans filtre ni repères...

Souvent, ce n'est qu’en s'imposant l'épreuve de la route que l'on fait surgir les preuves de sa déroute...


Suite du carnet : CHINA BLUES (3/7)


(Musique : "Nuit à Shanghai" - J.M. Jarre - Les concerts en Chine)