18 févr. 2007

CHINA BLUES



Ce qu'il y a de bien avec les voyages, c'est qu'il n'y a jamais vraiment besoin de savoir où l'on va. Un fois déterminé son point de départ, il suffit de s'y rendre par n’importe quel moyen de transport et de laisser ensuite tout ce qui nous entoure faire le reste. Dans ces univers où tout est à découvrir (à ressentir), il se passe forcement quelque chose qui, tôt ou tard, trace une route, indique une direction et, au final, impose sa propre logique.

En voyage, c'est en se perdant que l'on trouve le mieux son chemin…

A Shanghai, ce « sens de la désorientation » est d'autant plus présent que le gigantisme de la ville en démultiplie les effets. Avenues géantes, autoroutes urbaines, voies surélevées et tunnels béants pour passer d'un trottoir à l'autre composent le quotidien du marcheur qui, au fil de ses pas, expérimente un avant-goût de l'infiniment grand. Le moindre centimètre sur n'importe quel plan de la ville équivaut à plus de 45 minutes de balade, effectuée avec l'impression déroutante que plus on avance, plus il en reste à parcourir...

Il est pourtant un endroit dans cette ville où, à l'inverse, les distances correspondent à de simples jets de pierre, où traverser la rue ne donne pas l'impression de participer à un marathon et où tout reprend miraculeusement une échelle humaine. Nous voici dans le Vieux Shanghai, à quelques pas du fleuve, avec ses petites rues bordées de maisons basses, ses trottoirs minuscules qui se confondent parfois avec la route et son entrelacs de ruelles se rejoignant entre elles par une mystérieuse géométrie.

Pénétrer dans ce quartier d'un autre âge, c'est effectuer un brusque retour en arrière. Dans ce dédale labyrinthique se dessine, à chaque instant, un kaléidoscope de scènes paraissant sorties d'une époque révolue : vélos rouillés slalomant habilement au milieu de la foule, charrettes fatiguées et chargées à ras-bord de cartons, bambous ou toutes sortes de denrées alimentaires, ménagères lavant leur vaisselle à la fontaine improvisée du coin de la rue, vieilles femmes affairées derrière une machine à coudre du début du siècle, cuisiniers préparant leur dumplings dans de vieux paniers en bambou, teinturières repassant au fer d'époque des vêtements encore sales, groupes d'amis attablés dans des gargotes improvisées à même le trottoir, vieux chinois impassibles tirant lentement sur leurs cigarettes, comme indifférents à l'activité se déroulant autour d'eux,... Toute une vie de quartier tirée du fond des âges, animant un décor de vieilles échoppes, de façades pourpres ou grises et de maisons croulantes, qui semblent promises à une prochaine destruction.

Car tout autour, la ville moderne cannibalise inexorablement l'espace, grignotant un à un des pans entiers du vieux quartier. En rénovation progressive (Mac Do et Starbucks sont déjà là), la vieille ville chinoise disparaît peu à peu, avalée par l'avancée inexorable des tours de bétons. Oh, pas les magnifiques gratte-ciel de la ville nouvelle (de l'autre cote du fleuve), dont l'ultra-modernisme et la créativité ne sont pas dénués d'intérêt. Non, ici, ce sont des tours grisâtres et uniformes, blocs HLM dupliqués à l'identique qui, tels des géants, semblent piétiner une à une les vieilles maisons dont ils prennent la place.
On déambule dans cette zone encore préservée comme au milieu des ultimes vestiges d'un monde qui s'apprête à être englouti, d'une population jouant jusqu'a l'ultime instant ses scènes millénaires avant d'être relogée dans une quelconque banlieue lointaine, comme celles aperçues sur la route de l'aéroport. Ne subsistera alors que ces boutiques sagement alignées, ces avenues reconstituées d'une Chine ancienne idéalisée, ce Montmartre local plutôt bien pensé mais dépouillé de toute authenticité, cette façade dorée d'un vieux Shanghai disneylandisé...



En vagabondant dans ces vieilles rues, on aurait simplement envie de prendre un pinceau pour figer, tant bien que mal, un ultime regard sur ce qui va bientôt disparaitre...

Dans ces vapeurs nostalgique - renforcées par la grisaille surréaliste qui recouvre la ville - on trouve encore d'autres merveilles propre à ensorceler tout voyageur en quête de rêverie. Il y a d'abord le jardins Yu, lové au coeur de la vieille cité comme un îlot d'harmonie au milieu du chaos des rues animées. Représentant le monde en miniature, il offre au visiteur une succession de mini jardins, quasiment indépendants les uns des autres, qui se succèdent comme autant de tableaux poétiques d'une Chine tout droit sortie de vieilles estampes. Rochers disposés suivant un subtil reflet du monde, lacs remplis de poissons multicolores, petits ponts de pierre de toutes formes, pavillons pourpres remplis de mobilier ancien, plantes et arbres d'un vert luxuriant, portes circulaires, passages aux formes fantaisistes offrant d'étranges perspectives... Merveilleux labyrinthe qui invite à la contemplation paisible, à une pause méditative et poétique dans un temps devenu subitement figé. Féerique...

Le temps de reprendre ses esprits, on abouti quelques minutes plus tard du côté du marché aux puces, pas très grand mais offrant, là encore, un concentré de vestiges qui, pour être en grande partie des copies, n'en constituent pas moins de beaux tremplins pour l'imaginaire : vieux bouliers dans leur étui de cuir, statuettes d'empereur en bronze, Mah-jong poussiéreux dans leur boite en bois, bouddhas de jade, vieux rouleaux calligraphiés, pipes à opium, coffrets à bijoux aux beaux motifs, baguettes chinoises finement sculptées mais aussi lanternes rouges, cages en bambou, vieilles pendules, porcelaines, théières, sabres, affiches publicitaires du Shanghai des années 30, vieux uniformes de l'armée rouge... sans oublier toute la panoplie de gadgets d'un incroyable « marketing Mao », allant de l'affiche de propagande aux fausses statuettes du Grand Timonier, en passant par les montres, briquets et répliques du petit Livre Rouge….

Dans ces antiquités patinées comme dans ces objets de pacotille, dans ces vestiges plus ou moins authentiques, dans cette babiole d'un monde perdu passé à la moulinette de la récupération économique, se logent les lambeaux d'une Chine éternelle qui, à mesure qu'elle s'éteint dans la réalité, semble éclairer l'imaginaire d'un feu toujours plus vif....

Chiner en Chine... N'est-ce pas le comble de l'errance ?

Enfin, cette journée ne pouvait se terminer sans un évènement à la hauteur des impressions ressenties. Comment ne pas parler du Nouvel An Chinois, qui pare ici les rues de rouge et de jaune, mais aussi de représentations du cochon, dont c'est l'année (après celle du Chien). Partout dans la ville, des pétards éclatent, lui donnant des airs de guérilla conviviale. Et le soir, au dessus de monuments éclairés, les feux explosent de toute part, partant du toit des immeubles et repeignant la ville de mille et une couleurs. Les bateaux traversant le port actionnent leur sirène et une clameur signale alors l'entrée dans la nouvelle année.


Dans cet immense broyeur de temps et d'espace qu'est Shanghai, quelque chose d’éternel venait subitement de se révéler dans la magie d'un feu d'artifice....


Suite du carnet : PASSAGER CLANDESTIN (4/7)




(Ambiance sonore : "Chinatown" - R. Boston - www.soundtransit.nl)